mardi 20 janvier 2009

Erich Salomon – le roi des indiscrets – 1928-1938

1. Erich Salomon, autoportrait au restaurant, à bord du Mauretania, vers 1929.

Non, je ne fais pas une fixation sur les régimes fasciste et nazi et je n’entretiens aucune passion particulière pour les dictateurs. Non en vrai, le but de la série de photos postées la semaine passée était de jeter un coup d’oeil du côté du photo-journalisme de l’entre-deux-guerres, en Europe en particulier, puisque je m’intéresse aujourd’hui au cas d’Erich Salomon. Photographe allemand actif de 1928 à 1938, il est considéré comme l’un des pères du reportage photographique moderne, et c’est à ce titre que le Jeu de Paume sur son site de l’Hôtel de Sully lui consacre une éclairante rétrospective.


2. Erich Salomon, Vers 4h du matin, peu de temps après l'installation de la ligne téléphonique transatlantique, Marlene Dietrich téléphone depuis Hollywood à sa fille restée à Berlin, 1930.


Mais avant d’entrer dans le vif du sujet je voudrais consacrer quelques lignes à un point qui me semble particulièrement important quand on aborde le thème de la photographie de reportage, à savoir ce que j’appellerai « la chaîne des intentions ». Je m’explique. Quand le photographe décide de pointer son objectif et de d’appuyer sur le déclencheur, il opère déjà une série de choix, qu’ils aient trait au sujet lui-même ou qu’ils soient d’ordre technique (réglages de l’appareil) et formel (cadrage, angle de vue etc.). Quand la pellicule est développée et la planche-contact tirée, vient le choix des clichés jugés les meilleurs. Lors du tirage on peut également décider d’intervenir sur un bon nombre de paramètres allant du simple recadrage au photo-montage le plus abouti.

Voilà, vous avez déjà là un petit aperçu de la chaîne des intentions présidant à la production d’une image photographique. A cela il faut ajouter, dans le cas du reportage photo, la série de choix qui sont opérés lors de la diffusion par la presse de ces images. Si les recadrages et les montages constituent les manipulations les plus évidentes, ne sous-estimons pas l’efficacité des mises-en-page et leur pouvoir de suggestion. Et que serait l’image sans sa légende ? Voit-on le même Goebbels si j’ajoute à la légende de ce cliché, pris lors de la 15ème session de la Société des Nations, que c’est à cette occasion que l’Allemagne la quitte ? Que penserait-on des deux enfants sur ce cliché de Margaret Bourke-White s’il n’était précisé qu’il s’agit de jeunes nazis ? Est-ce d’ailleurs ce même sentiment qui a étreint le lecteur de Life en 1938 à la vue de cette photo ou ne projetons-nous pas sur cette image, à notre tour, une intention toute autre, forgée par l’Histoire ?

Je ne peux m’empêcher de conclure cette réflexion par une citation : « Les photographies ne sont pas des images vraies, fausses, symboliques ou naturelles ; elles sont le résultat précis d’opérations techniques dont les circonstances sont historiques et les motivations humaines.»*


3. Erich Salomon, Dans l'antichambre de la séance nocturne décisive de la conférence de la Haye, 1929.

Ce qui nous amène, si l’on veut bien saisir dans quel contexte opère Erich Salomon, à examiner d’un peu plus près l’histoire du photo-journalisme et à dresser un bref état des lieux. Jusqu’aux années 1920, la presse illustrée, qui avait connu un immense essor depuis le milieu du XIXème siècle s’appuyait essentiellement, pour des raisons techniques, sur la gravure. La photographie est en premier lieu intégrée aux journaux sous forme de reproductions gravées à la main. Elle s’y fait progressivement une place plus importante à partir des années 1880 avec le développement de la similigravure, puis de l’offset en 1910.

Du côté des photographes, l’actualité, qu’elle soit sociale ou politique, a toujours constitué un pôle d’intérêt. Des premiers conflits photographiés, comme la Guerre de Crimée (1853-1856) couverte par Roger Fenton, James Robertson et Felice Beato, entre autres, à la misère des quartiers populaires retranscrite par Jacob Riis dans les années 1880-1890, et au travail des enfants dénoncé par Lewis Hine (autour de 1905), les images existent, mais ne peuvent encore être exploitées à plein par la presse.

Dans les années 1920, tous les facteurs sont réunis pour que la photographie connaisse un immense développement médiatique qui ne fait que s’amplifier dans les décennies suivantes. De petits appareils instantanés, maniables, permettant de shooter en série voient le jour, tels l’Ermanox (1924) et le mythique Leica (1925). La presse - magazines, hebdomadaires et quotidiens réunis - est en demande croissante d’images et commande de plus en plus de reportages. Les premières agences de photographes se forment, telle Dephot à Berlin en 1928.


4. Erich Salomon, Chamberlain et Heriot à la 2ème conférence de La Haye, 1930.


Erich Salomon a 42 ans quand il est engagé en 1928 par les éditions Ullstein et entame sa fulgurante carrière de photo-journaliste. Docteur en droit issu d’une famille de banquiers, rien ne le prédisposait au métier de photographe qu’il aborde en autodidacte. Equipé de son Ermanox, ses bonne manières et son élégance (on le surnomme le «photographe au smoking») lui ouvrent les portes de lieux jusqu’alors demeurés «inédits» tels les salles d’audience et les réunions politiques. Très vite, il met au point divers stratagèmes lui permettant de dissimuler son appareil – sous son chapeau, entre deux bouquets de fleurs avant un meeting... - et de parvenir à photographier sans être vu. Pour Salomon, le cliché est réussi lorsqu’il est parvenu à faire oublier sa présence et que personne ne regarde l’objectif.


5. Erich Salomon, Aristide Briand montre du doigt Erich Salomon et s'écrit : "Ah ! Le voilà, le roi des indiscrets !", Paris, Quai d'Orsay, août 1931.


Paradoxalement, son cliché le plus célèbre ne correspond pas à ces critères puisque cet instantané pris dans les salons du quai d’Orsay nous montre un Arstide Briand surpris au cours d’une conversation et se retournant sur le photographe qu’il a reconnu, le pointant du doigt. Au moment où Salomon appuie sur le déclencheur, il est démasqué et Briand s’écrit à son sujet : «Ah ! Le voilà, le roi des indiscrets !». Le mot associé à l’image est resté célèbre et si vous visitez l’expo vous aurez l’occasion de voir un cliché demeuré quant à lui beaucoup plus confidentiel, montrant l’instant précédent la surprise de Briand, alors qu’il est dos au photographe. Les deux clichés présentés côte-à-côte forment une sorte de diptyque qui rassemble tout ce qui fait la signature de Salomon que l’on considère aujourd’hui comme l’un des premiers photographes à mettre sur pied la «méthode paparazzi». N’oublions pas que si les codes de la photo volée nous sont aujourd’hui plus que familiers, et si notre oeil est habitué à les identifier, ce type d’image est extrêmement nouveau à l’époque. Pour la première fois le regard du spectateur pénètre au sein des sphères du pouvoir, du cinéma, de la littérature, et approche ceux qui, sous l’effet de leur médiatisation, sont en train de devenir des personnages publics.


6. Erich Salomon, Procès du Ringverein Immertreu, maître Erich Frey interroge un témoin, 1929.


Même si certains de ses clichés (notamment ceux de procès) lui ont valu quelques démêlés avec la justice, Salomon n’en cultive pas moins une conscience aigüe de l’éthique liée à son métier, de l’impact potentiel de ses clichés et des enjeux qui en découlent. Il sait mesurer l’importance de l’assentiment des personnes qu’il photographie et en jouer. Ainsi découvre-t-on à la fin du parcours de l’exposition une série de clichés surprenants mis en scène par Salomon, où diverses personnalités se voient confrontées aux photos que Salomon a prises à leur insu. Une mise en abyme qui a de quoi faire réfléchir.


7. Erich Salomon, Procès Krantz, Hilde Scheller dans le box des témoins, Berlin, février 1928


8. Erich Salomon, Audience à la cour suprême d'Angleterre, 1929.


9. Erich Salomon, Audience à la cour suprême d'Angleterre, 1929.


10. Erich Salomon, Conférence de la Haye, 1930.



11. Erich Salomon, Katharina von Kardorff-Oheimb et Ada Schmidt-Beil discutent au cours d'une soirée, Berlin, 1930.


12. Erich Salomon, Lors d'une réception à l'ambassade des Pays-Bas de Londres, 1937.


13. Erich Salomon, Lady Churchill et Lady Broughton à l'ambassade d'Autriche, Londres, 1937.



*Michel Frizot et Cédric de Veigy, Photographie(r), documentation photographique n° 8021, juin 2001, La Documentation Française.



Exposition Erich Salomon – le roi des indiscrets – 1928-1938
Jusqu’au 25 janvier
Hôtel de Sully, 62 rue Saint-Antoine, Paris 4ème

Du mardi au vendredi de 12h à 19h
Les samedis et dimanches de 10h à 19h
(fermé le lundi)

Plein tarif : 5 euros
Tarif réduit : 2,50 euros

1 commentaire:

  1. le début de la peopleisation...mais quelle façon tellement plus vivante de raconter l'histoire

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