Jacob Holdt, Linda in her evening prayers outside her childhood home without electricity, La Crosse, FL. 1974.
Le teasing aura été plus long que prévu et je m'en excuse ! L'enchaînement de deux concours et un nouveau job ont eu raison de mon agenda et du temps que j'aurais souhaité consacrer à mon blog. Mais tout vient à point à qui sait attendre et je vous livre enfin le billet tant promis consacré au photographe Jacob Holdt, découvert au hasard d'un week-end à Copenhague.
Petit flashback : nous sommes le 17 janvier et à vue de nez (gelé), il fait aux environs de -5° dans la capitale danoise. Les quelques jours passés à arpenter les rues, les musées et les restos de la ville ont été bien remplis, et j'ai déjà eu l'occasion de balader mon objectif un peu partout (les photos sont visibles ici). Partir en excursion encore un peu plus au Nord ne m'effraie plus vraiment et j'enfile une 3ème paire de collants, superposée aux 2 autres. On s'habitue à tout. Direction Louisiana donc, à 1h de train de Copenhague, à la découverte de son musée d'art moderne abritant notamment une sublime collection de sculpture du XXème siècle, et de sa vue magistrale sur l'Øresund. Je l'apprends à mon arrivée, la programmation a elle aussi tout pour me plaire : de la photographie, avec l'exposition temporaire Faith, Love and Hope : Jacob Holdt's America.
Si j'ai décidé de revenir sur cette expo, c'est tout d'abord parce que le travail de Holdt m'a totalement acquise à sa cause et aussi parce que le photographe danois est en ce moment même exposé en France, au festival ImageSingulières de Sète jusqu'au 30 mai prochain. Si vous avez la chance d'être dans les parages, allez-y !
Singulier, c'est le qualificatif qui vient en premier à l'esprit lorsque l'on aborde l'oeuvre de Jacob Holdt. Il le dit lui-même, il n'est pas un bon photographe, il est un bon vagabond. Ce qu'il réussit le mieux, c'est à pénétrer là où nul autre ne parvient à entrer. L'immersion totale fonde sa démarche, qui le pousse sur les routes américaines de 1970 à 1975, parcourant en stop plus de 100 000 miles et collectant tout au long de cette errance quelques 15 000 clichés. Car Holdt veut avant tout témoigner.
Témoigner de l'extrême pauvreté qu'il observe partout autour de lui, et qui touche au premier chef les populations noires. Témoigner du racisme profondément ancré dans la société américaine, de la ségrégation qui en découle. Tout cela, Holdt en fait l'expérience dans sa propre chair, partageant le quotidien des personnes qu'il photographie, avant même que de s'en faire le dénonciateur. Car Holdt est un militant. Dès 1978, il organise des projections itinérantes de ses photographies afin de faire entendre son message : lutter contre les discriminations et faire reculer le racisme est un combat de tous les instants.
Holdt a une conscience aigüe du profond enracinement de ces phénomènes, et dans son exploration de la mécanique du rejet de l'autre, sa démarche le mène très loin. C'est contre ses propres préjugés qu'il lutte lorsqu'il décide d'entrer en contact avec le Ku Klux Klan. Il se rend compte que lui-même n'est pas si différent de ces gens dont il avait cru vouloir dénoncer l'extrémisme. Lui aussi, a priori, porte sur eux un regard qui les condamne d'avance. C'est ici que le travail de Holdt prend une tournure éminemment subversive puisqu'il s'agit pour le photographe non pas de stigmatiser les membres du KKK mais de les montrer dans leur humanité, dans la banalité du quotidien. Attablés en famille autour du repas du soir, qu'est-ce qui les différencie de nous finalement, si ce n'est ce costume qui les rend ridicules ? Ridiculement humains, imparfaits, faillibles, remplis de doutes et de peurs.
Au sujet de Holdt, bien des références ont été évoquées. Les liens sont nombreux en effet avec d'autres photographes bien connus, dont les productions brouillent les frontières entre document et oeuvre d'art. On pense évidemment aux explorateurs des mille visages du territoire américain que sont Robert Frank, Harry Callahan ou Stephen Shore. Aux chroniqueurs d'un quotidien chaotique que sont Larry Clark et Nan Goldin. A l'esthétique acide de Martin Parr aussi.
Jacob Holdt, John was married to the sister of my Haitian girlfriend, but was afraid of blacks, Brooklyn, NY. 1973.
Mais en remontant le fil de l'histoire, un autre parallèle se fait jour. Ce n'est pas un hasard si la première "campagne photographique" de Jacob Holdt prend place au début des années 70, à une période charnière qui voit le basculement entre l'utopie hippie qui peine à démontrer sa viabilité et le début d'une crise financière profonde qui plonge des millions d'américains dans la misère. A ce titre, son travail se situe dans la filiation directe d'une autre campagne très célèbre, ménée par la Farm Security Administration entre 1935 et 1944 au sein de la politique du New Deal, faisant suite au crack boursier de 1929. Les photographies de Dorothea Lange et de Walker Evans, tous deux engagés par la FSA, font parti de ces clichés gravés durablement dans les mémoires de tous ceux qui les ont croisés.
Mais d'après moi, il existe un parallèle bien plus évident entre l'oeuvre de Jacob Holdt et celle d'un autre photographe entré dans l'histoire pour son travail mené dans les dernières années du XIXe siècle. Il s'agit de Jacob Riis, que l'on considère comme l'un des tout premiers photo-reporter. Son engagement dans la lutte contre la pauvreté le pousse à sonder les bas-fonds du Lower East Side et à en ramener un témoignage bouleversant qu'il publie en 1890 sous le titre choc How the over half lives. Comme Jacob Holdt, il est un étranger, immigré danois, en cette terre américaine. Comme lui, il explore l'envers du rêve américain qui laisse les plus faibles sur le côté de la route. Et comme lui, la valeur de témoignage de ses photographies est essentielle, n'hésitant pas à faire réaliser ses clichés par des opérateurs professionnels plus compétents et à diffuser son message par l'organisation d'expositions et de conférences.
Une même empathie, un même engagement, une même utopie. Près d'un siècle sépare Jacob Riis de Jacob Holdt, mais la misère humaine demeure.
Images © Jacob Holdt